De la danse thérapeutique au savoir d’expérience 13ième journée de Lyon

13e Journées – LYON
Dans Thérapie Familiale 2018/3 (Vol. 39), pages 231 à 238
Atelier : De la danse thérapeutique au savoir d’expérience
Isabelle Neirynck, psychologue, psychothérapeute, thérapeute de couple et de familles, formatrice au Centre de Formation à la Thérapie Familiale (CFTF, Liège, Belgique). isabelleneirynck@gmail.com

Jacques Beaujean, psychologue analyste, thérapeute de couple et de familles, formateur au Centre de Formation à la Thérapie Familiale (CFTF, Liège, Belgique). jbeaujean@systemique.org

Introduction

Le thème de ces 13e journées nous convie à nous arrêter sur la danse thérapeutique, cette expérience vécue et partagée entre patients et thérapeutes, dans son caractère de source d’évolution pour l’intervenant comme pour les patients. C’est l’expérience vécue qui nous fait progresser dans notre compétence thérapeutique. Ce savoir, construit par rapport à notre relation d’expérience avec le client, doit être conscientisé, élaboré, pour pouvoir ensuite se formaliser, s’échanger et permettre ainsi de contribuer à l’épistémologie systémique.

Dans la rencontre clinique, le client qui vient consulter est demandeur d’un questionnement quant à lui-même et ce qui le préoccupe. Il vient « en aveugle » sur lui-même et ce qui lui pose problème. Il « tourne en rond car est en tache aveugle ; il espère de la thérapie/rencontre une définition différente, un élargissement des possibles pour sortir de l’impasse.
Le thérapeute est lui aussi mis en situation d’en apprendre lui aussi davantage, de se rendre moins aveugle sur la situation et sur lui-même dans sa fonction d’intervenant. Le style propre au thérapeute se sculpte au gré des expériences vécues en thérapie . Le feed-back du patient permet de s’interroger sur sa propre intervention dans le système. On peut aussi comparer cela à l’artisan qui pratiquerait une démarche de curiosité, de recherche de découvertes, et qui les mémoriserait, se construirait une histoire sur sa propre évolution professionnelle, une "compréhension de soi" qui l’aiderait à affiner encore sa pratique, car sa lecture sera non seulement pragmatique mais aussi réfléchie dans la durée, dans une sorte de méta analyse continue.
Relater comment transformation s’est opérée est une difficulté en soi : qu’est-ce qu’on fait dans la rencontre, qu’est-ce qui fait avancer les choses ? Comment mettre au jour ce qu’il a été intéressant de faire pour « débloquer » la situation : qu’est-ce qui s’est passé dans l’échange, la position ou la vie relationnelle du patient qui a, par là même, modifié l’expérience professionnelle de l’intervenant (par expérience, nous entendons ce qui a affecté la compétence du thérapeute) ? Pour formaliser la danse thérapeutique, un travail de réflexivité doit s’effectuer : comment se traduit-elle, qui dirige, qui s’ajuste à qui, à quels moments ? Où s’opèrent les surprises, les transitions, les découvertes ? Comment conscientiser, s’approprier l’expérience vécue pour en capitaliser les bénéfices professionnels et constituer un savoir transmissible ?
Jacques Beaujean et son équipe a réfléchi et élaboré un outil pour aider le thérapeute à appréhender, conscientiser et partager ce savoir d’expérience : la vignette de savoir d’expérience (VSE). La rédaction d’une VSE permet le travail du dégagement, l’élaboration et la transmission du savoir d’expérience.
L’atelier proposé aux 13e Journées s’est déroulé en deux temps : (1) définir ce qu’on entend par « savoir d’expérience » et (2) élaborer et relater son savoir d’expérience grâce à une VSE.

Première partie : CERNER CE QU’EST UN SAVOIR D’EXPÉRIENCE

La métaphore de ce congrès est musicale : du La au Concerto, métaphore particulièrement intéressante pour modéliser le processus d’appropriation du savoir d’expérience.

Le savoir d’expérience consiste à appréhender une information qui fait sens dans l’intersubjectivité des partenaires (savoir ou vécu émotionnel partagé) et qui a contribué à opérer un changement dans la dynamique relationnelle : ce qui a fait évoluer le système avec quelque chose qu’on ne savait pas. Les nouvelles expériences sont élaborées au travers des concepts jusque là disponibles à la conscience, concepts qui seront modifiés ou adaptés à la lumière des expériences. Le savoir d’expérience, c’est l’éprouvé dans la co-construction, c’est ce qui surgira de nouveau de la rencontre avec le système consultant ; cela implique un vécu d’étonnement, un effet de surprise dans le moment présent, une procédure par essais et erreurs ponctuée de feedbacks ; le savoir d’expérience naît de la pratique, du terrain et est du registre du ressenti, de l’émotionnel.

Pour illustrer cette idée, prenons le témoignage d’une instrumentiste amateur, qui relate qu’être soliste la paralyse. Les expériences cumulées lors des auditions sont toutes négatives : le trac s’avère insurmontable et l’issue du jeu musical en sera systématiquement catastrophique, sauf à quelques reprises, dont elle s’étonne, ne comprenant pas pourquoi là "cela marche bien". Elle s’était construit graduellement une mythique sur la non-pertinence des auditions, voire leur teneur nuisible pour la créativité individuelle, argumentaire partagé et renforcé par d’autres élèves tout autant terrifiés par l’exposition au public. De même, l’expérience venait renforcer des convictions négatives sur sa personne : son comportement sera imprévisible , elle aurait subi un trauma (auditions publiques dans l’enfance), le blocage est le reflet de son inconsistance personnelle, c’est la preuve de son incapacité foncière… Les solutions se sont toutes avérées inefficaces : s’efforcer de dominer l’angoisse consciemment (aléatoire), prendre des calmants (frustration assurée), se raisonner, respirer…
Ce vécu standardisé et figé vécu en audition se modifie cependant au décours de contextes d’audition modifiés (entre mêmes instrumentistes, entre adultes, avec goûter…) et surtout dès qu’elle participe à des petits ensembles et orchestres. À sa grande surprise, l’expérience vécue devient positive, le trac disparaît, l’expressivité émerge et le vécu du public, son retour témoigne d’une émotion différente, agréable, partagée, puissamment jouissive.
Grâce à cette multiplicité de rencontres entre elle et le « public », cette co-construction, puisque le public définit aussi sa participation (écoute, concentration, plaisir, retours, bis…), son savoir d’expérience musicale lui apprend qu’être instrumentiste dans une formation libère de sa paralysie initiale face au public.

Au travers des différents contextes s’est ici construit un savoir nouveau, issu exclusivement de la rencontre, de l’expérience vécue ensemble, quelque chose qui a été vécu de neuf dans l’intersubjectivité du moment. Le savoir d’expérience est à l’intersection de deux dynamiques : leur rencontre va faire émerger la connaissance pertinente pour chacun des systèmes (consultant et intervenant), le SE fait référence à la connaissance de soi, à un savoir émergeant, à « ce que j’ai appris sur ma façon de faire, d’être, de ressentir, au travers de ce qui s’est passé ».
C’est une démarche d’auto réflexivité dans la rencontre, de continues mises au jour des savoirs nouveaux nés de la rencontre. Ce n’est pas mettre les zones d’ombre en lumière mais utiliser les zones d’ombre pour mettre en lumière les aspects pertinents.

Le savoir d’expérience est à clairement distinguer de :
  la simple accumulation d’expériences (savoir expert)
  du cumul de connaissances-recettes (comment faire devant telle ou telle situation)
  du savoir théorique (connaissances via livres)
  du savoir-faire transmis par les plus expérimentés
  de la prise de notes (qui ne retient que ce qui fait l’intérêt du thérapeute)

Au sein de la pratique psychothérapeutique, comme en pratique musicale, les intervenants développent des compétences ; des capacités à agir dans une grande variété de situations, des aptitudes, un savoir-faire, un savoir d’expérience issu de la rencontre elle-même. Son appréhension peut être facilitée en première approche par l’usage de métaphores, comme ci-dessus, la musique.

Deuxième partie : FORMALISER LE SAVOIR D’EXPÉRIENCE

Formaliser son savoir d’expérience requiert :

1. De conscientiser ce qu’on retient de la rencontre. La première démarche est une observation conscientisée de ce qu’on retient des mouvements relationnels vécus dans la rencontre. Par exemple, en reprenant la métaphore musicale : qu’est-ce que j’entends ? Quelle ligne(s) suis-je occupée à écouter ?

2. D’élaborer le contexte et l’apprentissage : la connaissance théorique nous donne un cadre, un contexte dans lequel réfléchir l’expérience. Le savoir théorique est bien véhiculé, mais il n’est pas toujours bien intégré… et pourtant très nécessaire et porteur.

3. De relater le savoir d’expérience sous une forme transmissible : la vignette codifiée, écrite pour assurer une bonne distanciation.

4. Permet de contribuer à la constitution de l’épistémé : la constitution d’un réseau de partage

1. Écoute sélective

Reprenons la métaphore musicale : le « la » est un concept d’accordage des instruments. Sa hauteur varie selon les époques et les styles. C’est un concept unifiant mais à définitions variables : mais il est sûr que si nos « las » intérieurs sont à des hauteurs différentes, la pièce jouée sera très inaudible, ou sonnera faux ou va tromper sur ce qui se passe (confusion entre diapasons multiples et structure contemporaine pour auditeurs non avertis par exemple).

Une première chose, pour élaborer un savoir d’expérience sera de dégager les choses pertinentes du fatras d’informations que toute rencontre amène. Soit, de réduire le champ d’information et d’élargir le champ d’action. Cela va dépendre de la pièce jouée et de sa structure. Lors de l’atelier, l’écoute de la pièce « Ah vous dirais-je Maman » de Mozart, allant du thème pur aux variations complexes, a permis de bien mettre en évidence les différences de ce que les auditeurs ont entendu et retenu. La difficulté ressentie de dégager le thème dans les variations et la séduction de la ligne mélodique principale quand elle est manifeste. Dans un concerto, la partie soliste va éclipser les parties en arrière-fond, qui pourtant font sens au discours du soliste.

Une autre variable importante est liée à la personne elle-même. Ce que chacun entendra diffèrera en fonction de ses caractéristiques propres et de la formation musicale acquise. Ainsi, un tel qui n’entendra jamais qu’une seule ligne mélodique, d’autres qui perçoivent deux ou trois voix, les professionnels bien davantage encore. Il y a beaucoup de formes musicales plus ou moins codifiées et, même s’il y a une part de don naturel, il y a toute la connaissance de la structure de la musique qui nous aide à écouter ou à jouer la pièce. Certaines personnes n’entendent goutte à la musique, mais de savoir comment la pièce est construite et quel en est son message (expliqué par un professionnel par exemple) les amène à l’écouter autrement. Elles peuvent ainsi percevoir non plus simplement une suite de notes ne faisant pas sens autre qu’un bruit agréable ou désagréable, mais une ligne mélodique, un discours.

2. Élaborer

La formalisation ou l’énonciation du savoir d’expérience (expérience est utilisé ici comme son engagement intense dans la tâche de rencontrer des personnes en vue d’évoluer avec elles) demande une lecture distanciée de ce qui se crée de nouveau de par la rencontre.

Dans la rencontre thérapeutique, on assiste à un système en formation qui va se donner une structure et des règles ; mais la partition est déjà donnée par la famille et la transformation viendra finalement d’une interprétation, d’une improvisation, d’une variation… Le thérapeute est-il d’abord un public, puis s’autorise-t-il à intervenir ? improvise-t-il ? Joue-t-il la partition avec la famille ? En soliste ? En concertino ? Reste-t-il spectateur ? Entend-il des notes ? ou un discours musical ? Lequel ?

L’exercice de la psychothérapie est un apprentissage qui requiert, comme pour l’apprentissage de la pratique musicale, certes un cadre de connaissances formelles/théoriques (gammes, règles de composition, compréhension des pièces.....), un exercice répété en vue de son intégration (lecture des partitions, exécution instrumentale ou vocale...) et bien plus essentielle encore, une démarche d’appropriation, de personnalisation, de coloration individuelle dans sa pratique. L’idée est que le thérapeute devra s’utiliser lui-même comme instrument thérapeutique : la construction de cette compétence, comme en musique, est largement alimentée par les expériences vécues, les ressentis et leurs élaborations.

La métaphore musicale choisie pour le thème des 13e Journées de la « danse de la rencontre » est au premier abord curieuse : le concerto est précisément tout sauf une danse… mais en fait, on peut le considérer comme une des formes d’échanges, de co-construction de la rencontre : celle où un soliste dialogue avec un ensemble d’instrumentistes. Concertare signifie discuter âprement, voire lutter. Un concept de discussion acharnée qui se traduit dans la réalité musicale par un dialogue entre un (soliste) ou plusieurs instruments ( le concertino) et le reste d’un orchestre de taille variable.
En thérapie familiale, je ressens cette forme de « danse » par exemple dans les consultations de jeunes en décrochage scolaire (ou de vie) avec leurs familles : le jeune seul face à la famille qui le désigne massivement en chœur. Lorsque les familles nous consultent sur cette forme musicale, elles nous engagent à rejoindre la partition en cours : le thérapeute peut se mettre lui aussi en soliste, ou s’intégrer au concertino ou rejoindre l’orchestre… et y introduire ses propres intonations, variations. Ce qui sera d’autant plus facile si le modèle structural et dynamique l’autorise ici la forme baroque par exemple.

La dynamique de la famille peut être « entendue » métaphoriquement, sous une forme musicale : prend-elle l’allure et la structure d’une fugue ? Dans ce cas, le développement finira par atteindre un climax via une ligne mélodique ascendante. C’est un moment que le thérapeute peut saisir en thérapie, un moment d’intervention, car il fera partie d’un moment de la partition par définition.
Ou prenons les couples : leurs échanges se font-ils sous forme de suite musicale (alternance de danses rapides et lentes) et l’on comprend par quelles dynamiques le couple perpétue son blocage. L’échange fait-il penser à une ouverture ? un prélude (la visée originelle était de se délier les doigts, se familiariser avec l’instrument) ou une forme libre ? L’intervention se prépare alors selon le ressenti du thérapeute mélangé à celui des consultants, comme un public qui se mettrait à chanter, danser ....dans le partage d’une émotion.
En thérapie familiale également, nous pouvons nous aider des modèles, stratégiques ou structuraux, des approches constructivistes, etc. pour « lire » le déroulé des échanges et permettre au savoir d’expérience d’y faire sens.

3. Relater le savoir d’expérience sous une forme transmissible : la vignette codifiée

Le vécu, le ressenti partagé est à la source des évolutions des systèmes impliqués : c’est élargir plutôt qu’approfondir. Sa formalisation en savoir d’expérience et sa transmission est proposée par le biais de la vignette de savoir d’expérience (VSE), relation écrite (pour la formalisation et la trace) et partiellement codifiée (pour une communication aisée).

Une vignette, c’est quoi ?
Réaliser une vignette, c’est mettre à la disposition d’autrui, avec une convention de réciprocité implicite, un savoir d’expérience propre.
Lors de la rédaction de cette vignette, il s’agit de répondre à la question : « qu’est-ce que cette situation m’a appris d’intéressants et que je pourrais échanger avec d’autres ? ».

Elle se codifie en six champs explicatifs :

Expérience acquise

• En quoi cette rencontre m’a-t-elle changée ? Utilisez-le je.
• Identification des moyens mis en œuvre.
• Quel acquis sur le plan technique ?.

Je décris mon savoir d’expérience en utilisant le « Je » (abusez-en), les explications viendront dans l’illustration de ma situation ?· Il s’agit de repérer ce que j’ai appris à partir de la situation et qu’il serait intéressant de transmettre à d’autres.?· Il se peut qu’il y ait plusieurs points. Comme il se peut que ce soit des points d’interrogation, des réussites ou des échecs.

Catégorie Intervention – thérapie…/ santé mentale, HP, hospitalier…

Illustration Description des éléments pertinents de la situation clinique (offre y compris génogramme, demande, isomorphisme, redéfinition, recadrage...)

Titre Évocateur du savoir d’expérience. (et non de la situation)

Mots Clés Évocateurs du savoir d’expérience et de la situation).

Liens Sur une autre vse ; sur internet ; sur dictionnaire ; sur un article de théorie

Lors d’un jeu de rôle, un couple se plaignait au thérapeute du manque de présence et d’amour mutuel ressentis par les deux partenaires et le thérapeute improvisé restait impuissant devant ce long échange de reproches et d’accusations réciproques. Les deux actrices du jeu de rôle sont arrivées à des discours contradictoires, voire incohérents, et un moment de flottement est apparu entre elles, étonnées de leur discours en miroir : le thérapeute a soudainement eu l’impression de ne plus rien comprendre, et a verbalisé son sentiment d’être perdu dans leur histoire. Les deux partenaires ont assuré l’être elles aussi. L’ambiance a alors totalement changé, le partage émotionnel vécu ayant fait émerger une dynamique nouvelle dans les échanges : passage à trois participant et dans une modalité nettement plus collaborative. Les deux consultantes réalisent, dans cette coloration émotionnelle nouvelle, qu’elles souffrent du même manque et du même désir de se retrouver. Nous sommes ici dans une situation d’atelier lors d’un congrès et à partir d’un jeu de rôle de cinq minutes entre trois participants. Qu’il en soit remercié.

La VSE pourrait alors se constituer sous la forme :

Expérience acquise

Je me suis aperçu que lorsque je confie à mes interlocuteurs un ressenti en relation avec la dynamique en cours, cela influence le déroulé des échanges

Catégorie thérapie en ambulatoire privé

Illustration Les deux partenaires vivent une crise de couple intense, colorée par une insatisfaction mutuelle qu’elles évoquent dans une longue escalade symétrique en séance, laissant le thérapeute en témoin impuissant. Les questions du thérapeute amènent progressivement des contradictions qui rendent leur discours incompréhensible. Le thérapeute se sent perdu et le leur fait savoir.

Titre Sous les pavés la plage

Mots Clés Crise de couple,Escalade symétrique, Ressenti authentique du thérapeute, Position basse dans la relation

Liens Avec une autre vse ; sur internet ; sur dictionnaire ; sur article

4. Contribuer à la constitution de l’épistémé : la constitution d’un réseau de partage : www.systemique.be

Accepter de s’exposer et de partager son savoir d’expérience permettra :

• Un facteur de développement de nos compétences
• Une jurisprudence et réseau d’échange
• Une source de liens et de référence
• Une mémoire clinique
• Un corpus de recherche