- Pour citer :
Gennart, M. & Vannotti, M. (2023). Humaines fractures, cercles soignants, cercles de formation. Partie I. Le phénomène pathique et la rencontre thérapeutique. Psychothérapies, 43, 185-196.
Partie II. Formation à la psychothérapie. Psychothérapies, 43, 197-206.
Gennart : Dr Phil. philosophe et psychologue-psychothérapeute, Centre Médical de la Source, Lausanne, et formatrice au Centre de Recherches Familiales et Systémiques, Neuchâtel.
Vannotti : Dr Prof., psychiatre-psychothérapeute, membre de l’école de thérapie MSP de Milan et membre fondateur du Centre de Recherches Familiales et Systémiques, Neuchâtel.
Mots-clé : formation, psychothérapie, psychopathologie, expérience pathique, vulnérabilité
-* « Le médecin dans un asile qui est assez sot pour croire qu’il est malin de toute éternité et que sa portion d’entendement est assurée de ne subir aucun dommage dans la vie, celui-là est en un certain sens plus malin que les fous, mais il est en même temps plus sot qu’eux et n’en guérira pas beaucoup. » (Kierkegaard [1])
I. LE PHÉNOMÈNE PATHIQUE ET LA RENCONTRE THÉRAPEUTIQUE.
1. La folie, un événement qui heurte la pensée
Cette citation de Kierkegaard, Binswanger l’avait placée en exergue de son texte L’homme dans la psychiatrie, de 1956 [2]. Nous souhaitons à notre tour lui donner une place de choix, car elle nous renvoie à quelque chose d’essentiel, aussi bien quant à la folie que quant à ce qu’il nous revient d’apprendre pour pouvoir soigner. Kierkegaard nous invite d’abord à penser – ce que nous, les professionnels du soin, sommes bien souvent tentés de refouler – que la folie qui frappe l’un peut nous frapper tous [2, p. 14]. Certes, l’on a pu dégager des déterminants – biologiques, familiaux, sociaux – qui élèvent ou diminuent notre probabilité de développer tel ou tel trouble. Reste que, là où la folie survient, sous la forme mineure d’un « moment de folie », ou comme transformation plus radicale de l’existence, elle survient à la manière d’un événement qui nous frappe – imprévisible, incontrôlable. Elle n’advient pas à la façon d’une maladie que nous développerions « en nous », circonscrite et identifiable. Elle s’apparente davantage à un cataclysme, à un destin adverse, à un malheur qui frappe. Déjà dans l’attaque de panique, la personne peut avoir l’impression que la mort la prend au corps et l’étreint. Comme dans la plupart des troubles anxieux, elle se sent non pas anxieuse, mais en danger. Dans la dépression, le sujet sent la vie en lui et autour de lui qui s’appesantit, s’obscurcit, se fige. Dans la schizophrénie débutante, il pressent une sourde menace qui plane ; la physionomie du monde prend une tonalité inquiétante qui met son existence en question. Dans tous les cas, nous ne vivons pas une maladie en nous ; nous sommes mal et vivons quelque chose de grave qui nous affecte – quelque chose que nous vivons comme « autre », qui est marqué par l’altérité [3Pathos désigne en effet aussi cette traversée de la vie à la mort, comme nous l’entendons encore dans la Passion du Christ.].
Nous avons pris l’habitude, dans notre tradition, de qualifier ces expériences de « maladie ». Cette notion n’en garde pas moins, en psychiatrie, un aspect quelque peu métaphorique dont nous avons avantage à rester conscients, d’autant que cette qualification engendre régulièrement des incompréhensions ou des dissensions dans la relation de soin. Les expériences psychopathologiques renvoient à des modifications, insidieuses ou brutales, de notre situation d’existence, que nous ne vivons pas comme limitées à notre personne, mais qui affectent d’un seul tenant notre expérience de nous-mêmes, du monde, des autres.
Le terme ancien de pathè, qui s’est maintenu dans notre « psychopathologie », est sans doute plus fidèle à l’expérience qu’en font ceux qu’on appelle encore et toujours les « patients ». Pathos désigne une épreuve – épreuve faite avec son corps et son âme, en-deçà de leur dichotomie ; une épreuve où un soi affronte une altérité ; une épreuve qui se tient toute proche du passage critique de la vie à la mort . Il n’y a pas de maladie, en psychiatrie, sans un soi qui en fasse ainsi l’épreuve et qui, ce faisant, l’accomplisse, la « personnifie » – la singularisant aussi radicalement que le fait chaque visage humain eu égard à l’idée d’homme.
Ce qui fait la singularité sans pareille de la « maladie psychiatrique », c’est…