La famille maltraitante. Stefano Cirillo et Paola di Blasio.

Travaillant dans une équipe SOS Enfants, j’ai choisi de lire un ouvrage traitant de la problématique de la maltraitance.
Vous trouverez donc dans cet article une synthèse des idées conductrices de Cirillo et di Blasio concernant la famille maltraitante. Cette synthèse n’est bien sûr pas exhaustive mais j’ai essayé d’y reprendre la théorie qui m’est apparue aidante pour tout professionnel confronté à des situations de maltraitance.

Introduction. Le contexte de l’expérience.

Les auteurs commencent l’ouvrage en décrivant leur contexte de travail, à savoir le Centre d’aide à l’enfance maltraitée et à la famille en crise (CAF), fondé en 1979 à Milan. Ce centre a pour fonction la prévention de tout abus envers l’enfance, le secours et l’assistance non seulement aux mineurs victimes de violence, de maltraitance ou d’abandon, mais aussi à leurs familles. L’institution se propose de créer et de gérer un lieu d’accueil des victimes, en urgences, sur demande de la justice, de services sociaux ou sur signalement par un civil. Elle se veut également un lieu de thérapie et soutien pour les parents en crise et en graves difficultés psychiques ou socioculturelles, à l’égard de leurs enfants.

Lorsque le CAF fut créé, il a fallu que les fondateurs définissent la maltraitance. Ils ont alors choisi de reprendre la définition donnée en 1978 par le Conseil de l’Europe au IVe Colloque de criminologie selon lequel la maltraitance est « les actes et les manquements qui troublent gravement l’enfant, attentent à son intégrité corporelle, à son développement physique, affectif, intellectuel et moral, ces manifestations étant dues à la négligence et/ou aux lésions d’ordre physique et/ou psychique et/ou sexuel de la part d’un proche ou d’autres personnes qui ont l’enfant à leur charge ».

Les cas de maltraitance peuvent être classés en maltraitance physique par laquelle le mineur est l’objet d’agressions de la part de ses proches, ayant des conséquences physiques ; en abus sexuels, où le mineur est impliqué par ses proches dans des actes sexuels qui supposent une certaine violence et qu’il ne peut accepter en connaissance de cause ; en grave négligence où le mineur subit les oublis ou carences de ses proches pour ses besoins physiques et/ou psychiques et en maltraitance psychologique par laquelle le mineur est victime d’une violence verbale réitérée ou d’une pression psychologique dommageable pour lui, y compris les situations de séparation conflictuelle où l’enfant est manifestement manipulé par ses parents dans leur désaccord réciproque, avec des conséquences graves sur l’équilibre émotif de l’enfant.

Au vu du nombre important de situations de maltraitance auquel le CAF a dû faire face, les autorités milanaises ont décidé de créer un deuxième centre, le CBM, Centre pour l’enfant maltraité et le traitement de la crise familiale. Cette structure comprend une communauté d’accueil d’urgence et une équipe psychosociale. La communauté est composée d’éducateurs résidents, d’un psychopédagogue et d’une aide familiale. Ce centre sera le point de départ de l’écriture de l’ouvrage sur La famille maltraitante, ainsi, il est important de pouvoir en comprendre les objectifs et les modèles théoriques.

Les Objectifs du CBM.

Le premier objectif des éducateurs est d’aider l’enfant, traumatisé par la maltraitance subie, à dépasser le stress de l’éloignement des parents et à s’insérer dans un milieu inconnu.

Le deuxième objectif du personnel de la communauté est le soutien de l’enfant dans le processus d’élaboration de ce qu’il lui est arrivé et l’aide dans la compréhension de ce qui se passe pour lui et son entourage.

Ensuite, durant la période d’accueil de l’enfant, la communauté l’observe : comportements, examens médicaux complets, rapports avec les parents lorsqu’il y a des visites, etc…
Enfin, la communauté ne va pas seulement enregistrer la qualité de l’attachement des parents à l’égard de l’enfant mais va aussi les aider à assumer un attachement de plus en plus approprié.

L’approche théorique de la maltraitance selon le CBM.

Tant dans la phase diagnostique que pendant la thérapie, le centre porte son attention sur les dynamiques familiales articulées et complexes sous-jacentes à la violence. Il part du principe que les manifestations de négligence, les violences physiques ou les abus sexuels sont les signes d’une pathologie qui investit le fonctionnement global de la famille (Di Blasio, 1988 a). Cette vision va permettre aux travailleurs de prendre en compte la multiplicité des facteurs individuels, culturels et sociaux.

Afin de sortir de la dichotomie famille/individu, les auteurs ont choisi d’utiliser le modèle de la métaphore du jeu, qui permet d’intégrer le niveau de fonctionnement individuel à celui des déterminants socio-culturels, au travers du niveau intermédiaire relatif aux patterns relationnels du groupe familial. Le concept de jeu familial décrit donc les relations au sein de la famille, leur organisation et leur évolution. La métaphore du jeu permet d’intégrer les niveaux individuel ou supra-individuel, représentés par le fonctionnement familial et social. Les émotions, les comportements et les stratégies de la famille sont donc autonomes, même si elles sont étroitement intégrées dans l’organisation interactive qui les englobe.

Peut-on soigner en l’absence de demande ?

Les auteurs précisent qu’il est important de parvenir à travailler sans demande explicite des parents maltraitants En effet, même si le parent maltraitant sait qu’il a besoin d’aide, il ne fera pas de demande directe, sous peine de s’autodénoncer et de se retrouver ainsi en prison ! De plus, la demande d’aide implique une connaissance et une confiance en la justice et les services sociaux. Enfin, la demande d’aide n’est pas dans la culture des personnes moins aisées qui ne savent souvent pas que l’on peut résoudre un problème au travers de la communication verbale.
Quelques fois, le signaleur de la situation de maltraitance est un membre de la famille. Dans ce cas de figure, il est important que le professionnel reste neutre et ne tombe pas dans le partage des « bons » versus des « méchants ».
Quand le signaleur est le partenaire maltraitant, le message envoyé au conjoint peut être celui-ci : « si tu ne fais pas quelques chose pour moi, je vais battre encore plus l’enfant ». Ici, l’enfant est perçu par le parent maltraitant comme un moyen par lequel le conjoint l’emprisonne.

La prise en charge sous contrainte.

Dans ce chapitre, les auteurs soulignent l’importance de rédiger une fiche d’appel, sorte de récapitulatif de la demande, permettant d’émettre, avant la première rencontre, des hypothèses sur le fonctionnement familial et sur les causes de la crise.
Lors de la première rencontre, la clarification du cadre est très importante. Les travailleurs vont donc expliquer à la famille les données objectives qu’ils ont reçu concernant la maltraitance. Ils vont également décrire les étapes de l’intervention, à savoir : le travail d’expertise et d’évaluation, l’acceptation de l’éloignement du mineur et le travail de coordination en réseau.
L’objectif de l’intervention de l’équipe sera de comprendre et d’expliquer les raisons de la crise et de fournir des éléments pronostiques sur le risque de répétition de la violence, cela non seulement dans un cadre d’expertise mais aussi pour susciter l’attention de la famille et leur restituer les dynamiques dans lesquelles ils sont emprisonnés afin qu’il y ait une perspective de changement.

Le diagnostic de la famille maltraitante.

Lors des entretiens avec la famille, il est crucial que les intervenants puissent montrer qu’ils comprennent ce que la famille traverse, sans juger mais sans s’allier non plus. Il ne s’agit pas d’être un observateur neutre et objectif mais au contraire, de prendre un rôle actif en séance.
Ainsi, l’intervenant va formuler des hypothèses sur le jeu familial qui soutient la maltraitance et a provoqué la violence pour ensuite proposer à la famille des jeux différents et de nouvelles alternatives de comportement.
Enfin, au CBM, l’accent est également mis sur l’importance de fournir des indicateurs pronostiques sur la récupérabilité de la famille. Ces indicateurs sont repérables dans les mouvements et les changements produits par la famille.

Les jeux familiaux typiques.

Pour décrire ces jeux familiaux, Cirillo et di Blasio se basent sur le modèle élaboré par Selvini et col en 1988 des familles psychotiques.
Ils relèvent donc l’importance, tout comme dans les familles psychotiques, des facteurs individuels et des éléments socio-culturels dans l’apparition de la maltraitance. Mais, en plus de la présence de l’un ou de deux de ces facteurs, ici, l’évidence du jeu typique de la famille maltraitante saute aux yeux. En effet, contrairement aux familles psychotiques, dans les familles maltraitantes, le conflit de couple éclate au grand jour et les alliances ainsi que les coalitions sont exhibées.

Les auteurs distinguent deux types de famille maltraitante. Tout d’abord, il y a les familles où l’incapacité parentale est un message adressé comme un reproche au conjoint qui s’est désintéressé un temps du parent maltraitant. Le parent en question se présente alors comme étant incapable d’élever son enfant et d’en prendre soin. Dans ce cas de figure, il y a souvent plusieurs enfants dans la famille et la maltraitance qui apparaît est le plus souvent la négligence.

Cirillo et di Blasio remarquent, de part leur expérience, que le destinataire du message est plus souvent le père ou la mère du parent inadéquat que le conjoint lui-même. C’est d’ailleurs régulièrement le cas des jeunes mères qui, au travers de la maltraitance, demande à leur propre mère un dédommagement du fait que celle-ci s’est peut occupée d’elle.

Le deuxième type de famille est confrontée à la maltraitance du bouc émissaire. Ici, contrairement au premier cas de figure, l’enfant prend une part active dans le maintien du jeu pathologique. Il y alors souvent un seul enfant, considéré comme le vilain petit canard, maltraité par un parent. Par son comportement, l’enfant va renforcer les mécanismes connexes au déclenchement de la violence.

Le défenseur de l’absent.

Les auteurs se sont particulièrement attachés à décrire la maltraitance lorsque le couple parentale est séparé.
A Milan, ils ont souvent rencontré des situations de maltraitance actée par la mère lorsque celle-ci vit seule. En effet, après la séparation, lors du retour des enfants chez le père, celui-ci « charge » la mère, leur expliquant que c’est maman qui a voulu rompre, que c’est à cause d’elle si papa ne peut pas vous faire un bisou tous les soirs, etc… L’enfant devient alors plein de compassion pour son père et plein de ressentiment pour sa mère qui l’a privé de la proximité du père. Il va alors se montrer désobéissant et provoquer la maltraitance de la mère. Les ententes secrètes avec le père sont vécues par la mère comme une trahison. Celle-ci risque dès lors de se déprimé et/ou de se réfugier dans l’alcool, renforçant ainsi le risque de maltraitance.

Les jeux familiaux avec un processus en quatre stades.

1er stade : le conflit de couple.

Le couple en crise est incapable de rester ensemble ou de se séparer. Dans cette première étape, l’enfant est simple spectateur du conflit, même s’il exprime son malaise au travers de réactions d’angoisse et d’irritabilité sporadique.

2ème stade : l’alignement du fils.

L’enfants va s’allier au parent qu’il considère comme faible et victime de l’autre partenaire. Cette alliance est déjà possible avec des enfants de 3-4 ans.

3ème stade : la coalition active de l’enfant.

Ici, l’enfant n’est plus simple spectateur ; il prend ouvertement parti d’un des parents contre l’autre. L’enfant est poussé, par le parent « victime », à exprimer rage et agressivité. Dans la sphère extra-familiale, l’enfant devient irritable, anxieux et distrait, alors que la rage et l’agressivité sont absentes.

4ème stade : l’instrumentalisation des réponses de l’enfant.

A présent, le jeu familial a tendance à se complexifier puisque ici, l’enfant assume à son tour la position d’instigateur actif de la maltraitance. Les parents ne sont pas en état d’interpréter les réponses émotionnelles de l’enfant comme des signaux directement reliés au conflit de couple. La rage et l’agressivité sont perçues comme de la méchanceté et les punitions sont donc drastiques. Les réactions de l’enfant sont utilisées par les parents pour se lancer des accusations réciproques d’incompétence et d’impuissance. Le conflit de couple dévie alors sur les problèmes éducatifs et les parents adoptent des rôles stéréotypés : l’un devient excessivement permissif et l’autre excessivement autoritaire. Les parents s’opposent alors de plus en plus sur leur mode éducatif et l’enfant se sent comme un instrument de lutte entre ses deux parents et finit par les détester tous les deux. L’enfant devient alors à la fois victime et instigateur de la violence et se transforme ainsi en protagoniste actif pour perpétuer le jeu qui soutient la maltraitance.

A noter que, l’enfant de moins de six ans ne peut pas évaluer comme juste ou injuste les conflits parentaux. Il se sentira donc simplement affectivement proche du parent victime et développera des sentiments d’hostilité envers l’autre. Dès six-sept ans, par contre, l’enfant a acquis les critères de jugement et il va donc chercher à comprendre et à interpréter les intentions de l’autre.

A l’heure de l’intervention psychologique, il est important de repérer à quel stade se trouve la famille maltraitante. En effet, afin d’empêcher une chronicisation du processus, il faut une intervention systémique qui permette de modifier la position de chaque membre de la famille dans le jeu familial. Cette intervention est possible si le jeu n’a pas encore atteint le 4ème stade, dans le cas contraire, il sera nécessaire de compléter la thérapie familiale par des interventions directes dans les autres espaces de vie de l’enfant et de lui faire bénéficier d’un soutien psychologique individuel.

La thérapie sous mandat.

Les travailleurs du CBM sont régulièrement mandatés par la justice pour intervenir dans des situations de maltraitance. Le double contexte de thérapie et de contrôle doit donc co-exister et s’inclure dans le cadre plus vaste de la protection des mineurs.

Lors de ce type d’intervention, il est impensable de recourir aux prescriptions paradoxales comme technique d’intervention, ce serait absurde de prescrire aux parents d’être maltraitants !
De même qu’en l’absence de demande, il n’est pas envisageable, du moins durant la première phase, d’avoir recours aux prescriptions.
L’objectif des premières rencontres sera donc simplement de susciter une collaboration authentique des usagers.

Le seul outil thérapeutique que les intervenants vont donc pouvoir utiliser est le dévoilement du jeu familial. Ce dévoilement doit se faire de préférence en famille, afin de contrer les contestations de chacun des membres. En effet, chacun va essayer de contester le désagrément que cause le dévoilement pour lui et va, à l’inverse, vouloir enfoncer les autres ! Mais, en famille, cela devient impossible puisque tout le monde est présent. Donc, comme l’alternative de contestation n’est pas possible, il ne reste plus à chaque membre qu’à tout mettre en œuvre pour se comporter de façon à démentir les affirmations du thérapeute, en séance et à la maison.

Un autre point important à prendre en considération dans l’intervention est le choix des personnes à convoquer aux séances. Il est indispensable de prendre les trois générations en compte et de décider, au cas par cas, du niveau générationnel avec lequel il est le plus opportun de travailler. Les familles que le CBM reçoit sont souvent « désengagées » : les charges émotives et les liens fantômes ont tendance à prendre plus de place que le couple conjugal.
Les grands-parents peuvent alors être utilisés comme co-thérapeutes quand les parents sont très jeunes et/ou gravement perturbés. Les intervenants tentent alors, par un travail thérapeutique, d’apporter une modification des symptômes des parents, y compris l’inadéquation parentale.

Dans le déroulement de l’intervention, il est nécessaire de prévoir une séance conjointe avec les parents et les enfants. L’objectif de cette rencontre sera de soustraire l’enfant à son implication dans le conflit entre parents, dommageable pour eux et surtout pour lui. Il faut aussi faire comprendre à l’enfant que c’est les parents qui doivent contribuer à garantir les conditions nécessaires à une vie familiale sereine. Après cette clarification, les professionnels peuvent congédier les enfants et travailler avec les parents. Il sera bien sur important de continuer à informer régulièrement les enfants de l’évolution du traitement de leurs parents.

Les séances avec le couple parental vont servir à faire changer le lien familial soit par une redéfinition du lien conjugal, soit par une séparation et une dissolution du couple. Au début de ce travail, il y a souvent beaucoup de tensions dans le couple mais, au fur et à mesure des séances, les parents vont trouver un point de cohésion en se coalisant contre un membre de la famille élargie. Plus rarement, le couple fait bloc contre l’enfant ou contre le thérapeute et là, il y a alors danger pour la santé de l’enfant ou pour le travail thérapeutique.

Enfin, après le thérapie, le travail de réhabilitation peut débuter. Il s’agit d’accompagner les usagers dans un processus d’acquisition de nouvelles modalités relationnelles, de les aider à élargir la gamme des comportements appris. Cette phase est très importante parce que le plus souvent, les familles ont été fortement fragilisées par l’intervention de la justice, le dévoilement du jeu, etc… Pour ce faire, il est indispensable que les professionnels du secteur de la maltraitance puisse travailler en réseau avec d’autres intervenants afin d’aider au mieux la famille.