Intervention de Mme H. SCHROD au Congrès de Liège – Mars 1994
Cet exposé est une tentative de rendre compte de la complexité des « métiers impossibles ». Les professionnels qui ont décidé de travailler avec des familles où le tabou de l’inceste n’est pas respecté sont confrontés à des niveaux très profonds de leur propre personnalité.
Ces familles réveillent en nous des conflits hors-mémoire, déclenchent des sentiments puissants et contradictoires.
HADJIISKI et al supposent dans leur livre « Du Cri au Silence » que la constatation des mauvais traitements et d’abus sexuel sur des enfants produit un effet tel chez l’intervenant qu’il réagit à son insu par une contre-attitude défensive.
J’ai pu souvent observer et participer à des conflits passionnels entre intervenants, provoqués par le travail avec des familles dans lesquelles se posent des problèmes d’inceste ou d’abus sexuel. Nous devenons facilement l’allié de l’un ou l’autre membre de la famille, nous nous représentons le problème d’une manière simplifiée pour échapper à la complexité et surtout à l’ambiguïté. La confrontation avec les perceptions d’autres intervenants réintroduit des taches blanches que nous avons soigneusement évitées pour notre propre protection.
Il est étonnant de constater combien dans le travail avec ces familles le non-respect et la disqualification qui caractérisent le fonctionnement interne se retrouvent dans le fonctionnement entre les divers intervenants. A mon avis, la peur est à l’origine de ce non-respect et de cette disqualification, cette peur étant présente aussi bien dans la famille que chez les intervenants.
Nous avons peur, peur d’intervenir trop, peur d’intervenir trop peu, peur de se faire piéger, peur des ruptures, peur de notre incompétence, peur de transgresser notre mandat d’intervenant ou de thérapeute, peur d’être jugé par les autres intervenants.
Si beaucoup d’encre a coulé, comment aider, comment protéger ces familles, comment restaurer, comment permettre un autre fonctionnement familial, comment augmenter l’espace individuel, je pense qu’entre eux les intervenants ont besoin de cette même aide et protection que les familles pour pouvoir travailler sans se sentir détruits. Je parle de destruction parce que ce type de problématique détruit des représentations de la famille que nous avons en nous, touche à nos croyances, aux tabous de l’inceste comme élément organisateur de la famille et de la société.
Dans les problèmes que j’ai pu rencontrer dans mon expérience de thérapeute de famille, ce sont l’abus sexuel et l’inceste qui me mettent le plus en difficulté. Difficulté à plusieurs niveaux : difficulté de maintenir une cohérence dans le rôle thérapeutique, difficulté de résister aux pressions importantes pour agir de préférence rapidement, souvent au détriment de la réflexion sur le problème.
Il y a également l’envie de savoir ce qui peut nous mettre plus dans le rôle de l’enquêteur que celui du thérapeute. Nous voilà confrontés à notre curiosité, à notre voyeurisme d’une part, et d’autre part, à la difficulté de supporter la visualisation de ces scènes d’abus. La visualisation peut induire un état mental particulier chez le thérapeute qui rend une attitude bienveillante multidirectionnelle comme NAGY la proclame difficile.
Ceci nous amène à parler du doute. Le Robert nous dit « état de l’esprit qui doute, qui est incertain de la vérité, d’une énonciation, de la conduite à adopter dans une circonstance particulière ». Doute s’oppose à certitude. Christiane THOUVENIN a réalisé une recherche sur des travailleurs de la santé s’occupant des enfants mal traités et négligés. Les éléments qu’elle a dégagés me paraissent tout à fait applicables au travail avec des enfants abusés. D’après elle « pour que la réalité soit mise en doute à un point tel que les sévices soient en quelque sorte mis entre parenthèses, oubliés, alors que des traces corporelles sont encore ou ont été visibles, il faut que l’impact de ces facteurs soit important ».
Comment peut-on comprendre ces réactions ? D’abord, il y a notre cadre institutionnel avec son idéologie et dans lequel nous exerçons notre profession qui influence nos actions « l’idéologie fonctionne comme sécurité (psychique, groupale, sociale) contre le doute, l’ambivalence et le risque » René KAES.
Cette idéologie détermine par exemple ce qui peut être thérapeutique. Pour moi concrètement cela voudrait dire pas de thérapie sous contrainte, car si aucune demande n’existe, il n’y a pas de thérapie possible. Mais il y a d’autres pressions dans le cadre institutionnel du style de réflexion « mais tu en vois partout des abus » ! Elément fait pour renforcer les doutes en face de ses propres perceptions.
Le doute est un dénominateur que nous avons en commun avec la famille. Ce qui veut dire que, autour du doute, nous pouvons construire une rencontre avec la famille. Il y a le doute autour des faits parce que les messages émis sont souvent en contradiction, changent d’une séance à une autre, les pistes se brouillent, les silences contredisent les mots.
Mais il y a également le doute autour de la justesse de nos perceptions que nous avons en commun avec la famille. Les scènes que j’imagine me paraissent tellement horribles que je m’en veux de les avoir imaginées.
Car en face de l’énonciation du doute, suit dans la plupart des situations, au moins dans un premier temps, une négation, un refus, la révolte. La victime devient le bourreau et le bourreau devient la victime. C’est à ce moment que la confusion s’installe. Une mère me dit « Je ne sais plus penser ». Il m’arrive que moi non plus je ne sache plus quoi penser, je suis dans la confusion. Cette confusion est le reflet d’une communication paradoxale, désarmant nos capacités critiques. Mais la parole peut nous aider, nous, les thérapeutes, et la famille. Parler de nos doutes, de notre confusion permet de créer cet espace thérapeutique qui rendra peut-être possible l’individuation de chaque membre.
J’ai parlé de la parole qui peut nous aider mais la communication non verbale est une aide précieuse, si nous arrivons à l’écouter. Les enfants nous aident dans cette écoute.
Le doute que nous ressentons pourrait être pour nous un signal d’alarme du risque de passer à côté de quelque chose d’important.
« Notre sentiment de doute, de mise en question de la réalité de notre perception pourrait être vécu en écho à l’interrogation de l’enfant par rapport au sentiment d’être réel, d’être vrai » (HADJIINSKI).
Ces constatations nous amènent à souligner la communication paradoxale qui caractérise ces familles et dans lesquelles les thérapeutes peuvent être repris à leur tour. Nous observons la confusion dans la famille mais cette confusion se retrouve comme un virus aussi chez les thérapeutes et peut nous donner ce sentiment étrange de perte de réalité, d’être troublés, de douter de nous.
Nous voilà confrontés à des phantasmes appartenant à notre enfance, qui se réveillent avec vigueur et où la simple pensée déclenche la honte, l’interdit, la fascination, mais peut-être aussi l’envie.
Moins nous sommes capables de mettre de l’ordre dans l’amalgame de nos sentiments, moins nous pouvons transformer nos perceptions en outil thérapeutique dans le but de rencontrer la famille. « La pratique de l’auto-référence permet d’étudier ce que la famille nous fait vivre. Il est important que le thérapeute se permette de ne pas supporter ce qu’il entend. Ainsi nous utilisons notre prope colère pour aider la famille à sortir par exemple des deux pièges constants : le faux semblant, la disqualification chronique de la souffrance de l’autre » (La Violence Impensable).
La colère que je peux éprouver est d’autant plus forte que je suis confrontée à la négation ou à la banalisation. C’est une colère qui voyage. A certains moments, je vais davantage l’éprouver envers l’abuseur, à d’autres moments envers la mère incapable de voir et de protéger, et encore à d’autres moments envers « la victime » qui donne dans sa présentation raison à la définition que la famille fait d’elle.
HAYEZ décrit très clairement le travail thérapeutique à deux niveaux. D’une part une attitude désapprouvant l’acte, en exprimant notre colère, notre sentiment d’injustice, nos doutes, notre méfiance en face des promesses superficielles et d’autre part le respect pour la personne de l’abuseur avec une empathie pour son histoire et sa problématique.
Il y a des situations où l’empathie tant nécessaire à tout travail thérapeutique ne s’installe pas, où la colère reste et nous renvoie à notre propre violence. Violence d’autant plus forte que nous nous sentons impuissants en face de la famille comme peut-être en face des institutions judiciaires ou de toute autre institution. Entre le fonctionnement réel et le fonctionnement idéal la marge est importante. je connais cette rage en face de la Justice qui ne réagit pas, ou trop tard ou avec des interrogatoires qui peuvent être considérés comme une autre violence, un autre viol.
La violence dans les familles nous renvoie à l’ambivalence ressentie ou supposée chez nos propres parents, à nos peurs infantiles de destruction, et nous envoie également à notre propre violence sublimée dans notre fonction de thérapeute. Les familles violentes nous confrontent à nos faces cachées. Nos réactions d’agressivité déclenchent en nous immédiatement la culpabilité et la mise en question de notre compétence professionnelle, d’où le risque de rentrer en collision avec la famille et de bloquer la co-évolution du système thérapeutique.
Si on a choisi d’être thérapeute, c’est aussi pour réparer les manques de notre histoire personnelle, en espérant être gratifiés par l’amélioration de nos clients. En espérant réussir mieux vis-à-vis d’eux que vis-à-vis de notre famille. Cette envie peut nous conduire à surévaluer les améliorations et à négliger les signes inquiétants. Nous avons besoin de croire en la possibilité d’évolution pour nous rassurer face à nos propres doutes comme une forme d’auto-réassurance. Les intervenants peuvent alors escamoter « l’horreur du réel » avec l’illusion d’avoir magiquement guéri les parents. « Si l’intervenant est piégé par ses projections mortifères qui, rappelons-le, touchent toujours une zone sensible de sa propre personnalité, il sera immobilisé par la terreur de provoquer des traumatismes en les parlant » GABEL.
D’où la tentation de banalisation. La banalisation comme son pendant la dramatisation soulignent l’appartenance à une norme sociale. Elle est le lieu d’un discours conformiste. La banalisation nous éloigne des affects pénibles. L’intervenant qui a été mis en face de la situation extrême a le sentiment d’être menacé lui-même. D’où les attitudes de dramatisation qui semblent souligner cette angoisse.
Si il y a interdit, c’est bien, parce qu’il y a désir.
« En réalité, ce qui est étonnant, n’est pas que des cas d’inceste aient lieu, mais qu’on pense qu’ils pouvaient ne pas exister ».
L’interdiction est en rapport avec la force du désir. Les enfants ont des désirs sexuels et éveillent des désirs chez les adultes (ce qui ne justifie en rien la transgression des adultes et la responsabilité qui leur incombe). L’aspect de séduction et de désir, mais surtout le plaisir que l’enfant peut éprouver embarrasse et dérange le thérapeute. J’aimerais ajouter à ce point qu’il y a des différences importantes dans les situations d’abus allant de la violence et du terrorisme familial à la séduction où la sexualité et la tendresse sont fortement imbriqués. Je pense que l’une comme l’autre de ces situations laisse des traces destructives pour l’avenir des enfants et des adolescents. L’intervenant se trouve en difficulté s’il perçoit l’aspect du plaisir chez l’enfant, comme si l’enfant perdait son innocence. Si le thérapeute répugne à prendre en compte un éventuel plaisir chez l’enfant, c’est parce que l’abuseur justifie souvent par ce plaisir l’inacceptable. Ce n’est pas tout d’exonérer l’enfant de toute responsabilité dans l’acte mais il faut en plus lui donner la possibilité de verbaliser la culpabilité liée outre la transgression à la sensation d’un éventuel plaisir. Plaisir que le thérapeute doit reconnaître à l’enfant comme une sensation qui n’est pas à condamner. Ce qui est condamnable, c’est la situation dans laquelle l’enfant a été mis par l’adulte.
« A entendre certains intervenants, voire thérapeutes, parler de l’innocence et de la non-culpabilité de l’enfant, on peut se demander jusqu’à quel point ils permettent à la victime d’identifier et de reconnaître ce qui a été en elle de l’ordre du désir ou des satisfactions éventuellement retirées, qu’elles soient d’ordre sexuel, affectif ou matériel » CRIVILLE.
Cet aspect de plaisir nous renvoie à nos propres désirs et plaisirs. Tout professionnel que nous sommes, on reste cependant l’enfant de notre propre histoire. « Mais toute histoire d’enfant comporte le besoin d’amener l’autre vers soi, ce qui ne peut se faire qu’aux dépens d’un autre, « le tiers » ou tout au moins au prix d’un conflit avec lui dont la culpabilité – même ignorée – dénonce l’existence » CRIVILLE.
J’ai plus parlé des faces cachées chez les thérapeutes. Du côté des familles, je suis touchée par la capacité que certains enfants et adolescents ont de donner aux adultes. Cet aspect paraît caché dans un premier temps derrière la transgression et l’impensable de l’acte. En regardant de plus près, les familles nous montrent la misère affective du couple parental que l’enfant essaie de combler.
Certaines faces cachées que j’ai essayé de montrer côté thérapeute se trouvent en miroir dans la famille. Nous avons en commun la peur, la culpabilité, le doute, le silence, la méfiance, la violence. L’émergence de nos sentiments devient un outil thérapeutique spécifique au contexte dans lequel ils naissent en prenant un sens et une fonction dans celui-ci permettant ainsi de créer cette rencontre chaque fois différente et unique entre la famille et le thérapeute.
En parlant de ces vécus, nos pouvons construire des ponts pour éventuellement trouver cette rencontre qui permet à chacun des individus de grandir. Fançois DUYCKAERTS appelle cela le respect c’est-à-dire cette capacité d’empathie mutuelle qui est une des composantes du lien entre parents et enfants.