Les territoires de l’intime
de Robert Neuburger :
Au travers de son ouvrage l’auteur aborde la façon dont l’individu, le couple et la famille se créent leurs espaces d’intimité.
Chaque territoire de l’intime de ces 3 entités comprend 3 composants, l’espace physique, psychique et le domaine de compétence, en d’autres termes l’être, la pensée et l’agir. L’individu commence par s’extraire de sa famille en se construisant des espaces d’intimité (physique, psychique et un domaine de compétence où il s’oriente vers des apprentissages spécifiques et réalisations professionnelles). Ensuite l’individu pioche dans son capital intime pour créer un couple, de là émerge éventuellement l’idée de fonder une famille. Ainsi l’intime individuel passe à l’intime du couple et l’intime familial.
1)L’individu
Le droit de disposer d’une intimité individuelle se développe particulièrement à l’adolescence. L’acquisition de l’intimité pour un adolescent peut s’apparenter à un parcours initiatique avec des mises en danger par exemple.
a)Le rapport aux normes :
Le besoin d’autonomie se concrétise au travers de deux normes, la norme familiale et celle du clan d’âge. Il existe une transmission transgénérationnelle des normes familiales. Elles sont caractérisées par leur contenu (l’utilisation que l’on peut faire de son corps, son intellect et ses compétences) et le mode de transmission (l’indifférence, le respect, la peur, la menace). Ce qui es transmis répond aux normes du groupe familial et concerne la future utilisation du corps, ses opinions, ses pensées et ses engagements. Les rapports aux autres de l’adolescent seront liés au modèle de couple, de famille, aux valeurs qui lui ont été inculquées par ses parents. La création de son territoire propre est une conquête sur le territoire familial avec une modification des frontières se traduisant par l’établissement de relations d’opposition ou de soumission. La crise d’adolescence peut se transformer en crise familiale car les parents sont fortement sollicités voire provoqués. Les réactions des parents sont nécessaires pour désinhiber l’enfant ou le freiner dans sa conquête de liberté.
L’adolescent est en conflit car il doit faire un choix entre les normes familiales et les normes du clan d’âge. Auparavant l’enfant avait une certaine loyauté à l’égard des parents, à l’adolescence il développe une loyauté à l’égard du groupe de pairs (il accorde une certaine confiance au groupe). Ces deux loyautés entraînent chez l’enfant des conflits qui vont le structurer, ils sont l’essence de la socialisation.
Il est important qu’il existe une compatibilité entre les deux types de normes mais si elles sont trop semblables l’adolescent aura du mal à faire entendre sa différence. Dans le cas contraire il peut y avoir une adhésion inconditionnelle à l’un des deux groupes, adhésion totale à la famille au sein de laquelle se révèle la gamme des pathologies psychiatriques. Et lorsque il y aune adhésion totale au groupe, à la bande peut voir apparaître des dysfonctionnements délictueux et antisociaux.
b) L’automythification :
L’adolescent va devoir créer et faire entendre sa différence entre les normes familiales et sociales, il s’agit donc de l’automythification. Il va devoir croire en lui (en sa capacité de créer, de défendre un territoire propre, son corps, et son droit de disposer de ses propres pensées et ses capacités d’agir) et oublier qu’il s’agit d’une croyance et donc de créer un mythe.
L’automythification est la création d’une différence qui lui permet d’exister entre les normes, de se sentir unique ce qui n’est pas un travail évident Ce phénomène a deux sources la prédestination familiale (le fait de croire qu’il est unique et porté par les attentes des parents et leur confiance) et les épreuves ordaliques(le jeu avec le destin afin de se faire exister, expose le jeune à des dangers mais en lui laissant la possibilité d’en sortir indemne. Si les conduites à risque persistent on parlera de pathologie, par exemple, la toxicomanie, l’anorexie) Il existe aussi une identification à l’histoire familiale qui le relie à ses parents, grands parents, etc…
La prédestination et l’épreuve ordalique sont complémentaires. Les épreuves ordaliques viennent compléter les failles de la prédestination, c’est-à-dire le manque de désir familial porteur de certitude. Ceux qui sont davantage portés par le destin familial recourront moins à des jeux dangereux visant à reconnaître leur droit à être et exister.
L’adolescent est également confronté à l’épreuve de la réalité qui lui est imposée par le contexte. Cette épreuve le contraint à limiter le processus d’automythification et permet la prise en compte du monde extérieur avec les autres qu’il faudra respecter. Il existe deux résultats à cette épreuve, un pour l’adolescent qui est de disposer du sentiment de maîtriser un espace d’intimité conforme à ses aspirations. Pour la famille, il faudra renoncer à certaines attentes que l’adolescent devait combler, et cela relance le questionnement sur ce qui constitue l’intime familial.
A noter que le territoire de l’intime se construit autour de 3 domaines :
·le domaine physique (le corps et ses prolongements, c’est-à-dire l’espace autour du corps dont nous ne supportons pas qu’il soit envahi sans notre accord. La distance que nous aimons conserver entre nous et les autres),
·le domaine des pensées (il s’agit de tout ce que l’on considère comme croyance que l’on peut partager ou non selon nos envies)
·la liberté d’action.
Lorsque les parents n’écoutent et ne respectent pas les idées de l’adolescent cela peut amener une inhibition intellectuelle et donc une incapacité à croire en ses propres idées. Ces normes intimes impliquent des frontières à ne pas franchir pour soi ou pour les autres.
c) Les difficultés d’acquisition d’un territoire d’intimité à l’adolescence :
La norme d’intime est normale, l’individu en dispose, il peut l’ouvrir ou non en fonction de ses désirs et du contexte, il peut créer, participer ou au contraire décider de se préserver. Lorsque la norme est « anormale », le sujet ressent une rigidité et n’accède pas à la maîtrise de son intimité. Il ne saura pas préserver son intimité ni percevoir où finit son territoire d’intime et où commence celui des autres (par exemple dans les cas d’abus sexuels).
Les typologies des familles qui pourraient être dite pathologiques :
·Famille en difficulté, famille qui simule les difficultés, famille en crise sous l’effet de menace de séparation, de divorce ou de postdivorces conflictuels. Cette coïncidence entre situation fragile du foyer parental et une période d’expansion pour l’adolescent peut le conduire au désespoir ou au suicide.
·Famille trop forte, il s’agit de forteresse familiale qui laisse peu de choix ou de liberté dans son destin, l’utilisation du domaine de l’intime est inscrite dans une tradition rigide.
·Une famille intrusive voire abusive. L’adolescent peut être confronté à des situations où son intimité n’est pas respectée, il peut même s’agir d’intrusion dans son domaine d’intimité physique. Certains parents invoquent la santé de l’enfant pour s’autoriser des attitudes intrusives voire invasives. (par exemple des parents qui examinent le sexe de leur fille pour vérifier qu’elle ne soit pas masturbée).
·Les parents indifférents, lorsque l’enfant est un « accident », qu’il n’a pas le sexe correspondant aux attentes parentales, il risque de s’épuiser dans une lutte de reconnaissance qui ne viendra probablement jamais. Les parents peuvent se montrer peu intéressés par les efforts effectués pour conquérir son espace d’intimité et lui concédé sans lutte. L’adolescent peut réagir de différentes manières, soit une hyperadaptation à l’ambiance familiale, soit l’adolescent se manifeste par une révolte permanente et bruyante.
2)Le couple
Lorsque l’intimité du sujet n’est plus menacée, c’est souvent à ce moment là que l’idée de former un couple apparaît. Le couple qui est très exigent en intimité remet en question les frontières individuelles de chacun. Il s’agit de confier au couple une part de son domaine physique, de ses désirs, de ses pensées et d’abandonner certaines de nos compétences, celles qui fournissaient une part d’autonomie, qui nous permettaient de prendre des décisions seules.
Le couple est une mini institution soutenue par des croyances, des mythes et des pratiques rituelles destinées à renforcer le sentiment d’appartenance de chacun au couple. De cette manière le couple se crée une identité, une différence entre le monde extérieur et l’intérieur, l’intime du couple. Il recherche également de la reconnaissance auprès de la société, des familles d’origine et du cercle d’amis. Pour gagner cette reconnaissance, il se montre conforme aux attentes du monde extérieur. Le couple est amené à protéger son intime et se montrer conforme aux normes du monde extérieur.
a)Le rapport aux normes : dons et renoncements
Pour créer un couple chacun va ouvrir son espace d’intimité personnel sur un mode symétrique (donner la même chose que l’autre) ou complémentaire (donner ce que l’autre ne donne pas). Donner au couple c’est partager ce qui habituellement reste dans le domaine privé de chacun. Mais donner trop de soi au couple comporte un risque de trahison et trop peu un risque de rejet par l’autre.
Il existe une forme de négociation amoureuse, sur ce qui est commun, ce qui va constituer l’espace privé du couple. L’intime est défini par un contenant, une limite, une frontière entre le couple et le monde extérieur, un contenu. Ainsi, seules les personnes qui ont reçu l’aval du couple, pourront faire partie du cercle intime. Dans le couple, chacun renonce à certaines habitudes qui étaient les siennes et se retient de disposer librement de son territoire intime sans égard pour l’autre.
Il existe :
·Une négociation d’un domaine physique commun, des normes de pudeur
(dont chacun a hérité de sa propre famille, de ses expériences antérieures).Certaines parties du territoire intime personnel sont proposées par l’un des membres du couple pour devenir des territoires communs au couple ( par exemple : la place dans le lit, le fait d’avoir une attitude familière en public, les rythmes du sommeil, les habitudes alimentaires, etc…). Concernant les mauvaises habitudes chacun est prié de ne pas les apporter dans le couple.
·Négociation d’un domaine psychique, c’est la nécessité de communiquer sur un plan affectif (compliments, critiques, …), informatif (ce que chacun fait, va faire, …), sur les croyances, les idées religieuses, politiques, …
·Négociation d’un domaine de compétence, cela consiste à acquérir certaine compétence et renoncer à d’autres.
b)L’automythification :
La prédestination ou mythe du destin, c’est l’histoire qu’un couple s’invente pour se faire exister. Se choisir un élément commun dans l’histoire de la rencontre est une façon efficace de fonder un couple. Cela introduit le couple dans l’histoire qu’il se raconte, relève du mythe fondateur. Le mythe maintient l’institution hors du temps. Dans la vie quotidienne c’est souvent sur un détail mythique, un élément irrationnel et fragile sur lequel se fonde une relation stable (par exemple, coïncidence des dates, des prénoms, des noms, signes zodiacaux,…). Le couple doit continuer à croire en cet élément mythique de manière irrationnelle, cela le maintient hors du temps. C’est le premier support de l’identité du couple, ce qui lui permet de se distinguer du reste du monde.
L’épreuve ordalique, à certain moment les couples jouent à se faire peur, peur rétrospective à l’idée qu’ils auraient pu ne pas se rencontrer, disputes suivies de rupture.
Et si le couple résiste à ses épreuves il a le droit d’exister.
L’épreuve de la réalité, le couple réalise que son intimité ne peut pas être trop envahissante afin de se faire accepté par le monde extérieur. Les débordements affectifs ou passionnels, les échanges conflictuels sont mal tolérés par l’entourage familial ou amical.
Différents éléments sont en jeux dans l’intime du couple :
·L’espace physique : la maison et ses espaces, le corps ( accès à certaines parties du corps, les vêtements, le nudité, la toilette, …),les possessions communes et ou personnelles (l’argent, le temps, …)
·L’espace psychique, l’accès à l’autre, les sentiments positifs ou négatifs, la culture, rêverie et fantasmes diurnes et nocturnes,…
·Les compétences : les tâches ménagères, le monde professionnel partagé ou non, le bricolage, les achats, …
c) Les difficultés de construction de l’intime du couple :
Les difficultés de construction de l’intime du couple sont souvent le résultat d’un territoire d’intimité personnel mal défini chez l’un voire les deux membres du couple.
·Beaucoup de problèmes sont liés à un sentiment d’inégalité dans l’investissement « j’ai toujours pensé que tu ne donnais pas à la hauteur de ce que je donnais »
·Difficultés liées aux rapports entre les espaces d’intimité de chacun et l’intimité du couple, par exemple ceux qui ont vécu longtemps seuls avant de s’installer en couple éprouvent des sensations d’envahissement de leur intimité.
·La difficulté peut provenir du manque de partage, d’absence de marqueur de l’intimité, la vie commune se réduit donc à la vie affective et sexuelle. Le couple n’existe pratiquement pas donc la séparation n’est parfois plus nécessaire
·Protection des frontières de son intimité contre des intrusions comme le poids des familles d’origine, les sollicitations sexuelles, professionnelles ou autres.
3)La famille
Comment se fait le passage du couple à la famille ? En l’absence de projet familial l’arrivée d’un enfant ne suffit pas à créer une famille. En réalité, c’est le moment de la banalisation de l’intimité du couple, lorsqu’il ne semble plus avoir besoin de lutter pour exister. Un besoin de renouvellement peut se faire sentir et là on a envie de partager son intimité avec une famille. Il est vrai que la pression sociale, l’environnement familial perçoit mal des couples qui souhaitent rester des couples. Des fois, le désir d’enfant peut être, le fait que le couple se sent suffisamment riche pour partager ou la manière de se mettre au défi et de se retrouver. Il franchit les étapes de l’établissement de son intimité, accède à une norme interne assez solide pour ne pas être remise en question et dispose de la capacité de transmettre, de s’ouvrir à une autre aventure et de créer un espace d’intimité avec un enfant.
a)Le rapport aux normes des familles d’origine et aux normes sociales
Le projet pour la famille est que chaque membre, à chaque génération doit participer à l’évolution du groupe familiale dans son ensemble. Aujourd’hui, les parents pensent que la famille qui a été fondée puisse donner à leurs enfants les moyens de s’en sortir dans l’existence. Le projet familial n’est plus fondé sur une transmission du patrimoine mais sur un projet éducatif. Cette norme familiale renvoie tout de même à des stéréotypes de famille qui n’a jamais existé (unie, sans conflit, où les rôles des parents sont distribués de manière équitable, …). Le couple négocie sa norme d’intime à partir des normes sociales et des normes des deux familles d’origine qui définissent la constitution d’un nouvel espace intime, abandon de certaines activités de loisirs, activités professionnelles, renoncement à des espaces physiques personnels,…Le couple devra également modifier son espace d’intimité, en ce qui concerne l’intimité physique ( la sexualité, l’espace de vie, l’intimité psychique devra laisser place au poids de la future responsabilité parentale, certains projets devront être remis à un futur incertain, …)
b)L’automythification :
La prédestination est la conviction qu’a le couple de disposer du droit et des capacités à créer un espace d’intimité familiale donc de la faculté d’avoir, puis d’éduquer des enfants. La conviction dont l’origine est transgénérationnelle et irrationnelle. Le couple compense le manque de prédestination par des épreuves ordaliques, la fécondité, la grossesse menée à terme, l’enfant normal à la naissance, …Tout cela permet au petit groupe d’exister. Il existe une limitation du mythe, du rêve d’une intimité familiale idéalisée. Cette limitation est imposée par la nécessité de réinventer pour le couple un territoire d’intimité et de se réapproprier chacun un territoire propre. La découverte des différences culturelles dans le couple en matière d’éducation va contribuer à la venue d’une crise normalisante. La fin du processus serait de réussir à gérer l’intimité familiale, tout en respectant les espaces intimes de chacun et en laissant une place à l’intime du couple, et de témoigner ainsi de la capacité à gérer les différents espaces.
A savoir :
·territoire physique : le lieu, la maison, l’appartement, les espaces communs, l’accès aux biens familiaux, les vêtements et le corps (accès à la nudité des enfants, des parents, la proximité corporelle des parents est montrée, cachée, …)
·Le territoire psychique (les informations, la culture, les croyances et les sentiments exprimés ou non dans la famille,…)
·Le domaine des compétences (les tâches éducatives, les décisions, le partage et la distribution des tâches, la décision d’ouvrir ou de fermer l’espace d’intimité à qui à quoi,…)
Il y a aussi le rapport aux familles, aux amis respectifs, à la vie professionnelle.
c) Les difficultés de construction de l’intime de la famille :
Certaines peuvent être dues au fait que l’un des membres du couple voire les deux, ne dispose pas ou pas entièrement de son territoire d’intimité…L’individu pioche dans son capital de territoire acquis pour créer un couple, l’enrichir avec ce qu’il donnera de son espace d’intime physique, de ses idées, ses croyances, ses expérimentations d’ouverture et de fermeture. Et enfin de ce couple pourra émerger l’idée de créer une famille.
Et la banalisation des acquis précédents peut avoir pour effets de relancer l’intérêt pour ceux-ci. (la défense de l’intime individuel, la famille relance la question du couple, le départ de l’adolescent relance la question de la famille, …)
Les difficultés familiales sont liées à un problème de gestion de l’intimité familiale soit parce que le groupe est perméable aux influences externes (famille d’origine ou norme sociale) soit parce qu’il est trop fermé sur lui-même :
·Familles trop perméables aux normes extérieures (difficulté de préserver son domaine physique d’intimité ou difficulté à protéger les croyances intimes du groupe et de son droit de décider de sa composition)
·Familles indifférentes aux normes
·Familles aspirateur (famille a grande perméabilité et qui attire les intervenants extérieurs, les aspirent dans leur fonctionnement . A long terme, les intervenants finissent par constituer un étayage permanent, entretenu par des symptômes qui se succèdent et les demandes sont inépuisables)
·Les familles citadelles (fermées sur elle-même et incapable de s’ouvrir sur l’extérieur. Dans ces familles il y a un grand risque de voir se développer des normes, à l’abri des regards « anormales ».
·Les familles totalitaires ne laissent pas entrer les observateurs, leur enfants n’ont pas le droit de recevoir, ni d’aller chez leur amis, ne vont pas dans les colonies de vacances ou dans les lieux communautaires.
·Familles mafieuses (l’intimité signifie la complicité et a pour corollaire la loi du silence, toutes les déviances sont autorisées aux membres du groupe tant qu’elles ne le mettent pas en péril)
Il faut savoir qu’il existe des conflits entre l’intime familial et l’intime des familles d’origine ou le l’intime du couple quand ce n’est pas avec les intimes de chacun dans le groupe ou avec la société.
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